dimanche 9 octobre 2016

Salon de l'automobile

L'usage du vélo parisien m'a profondément marqué. Ni la moto culbutée, ni le cabriolet fougueux, n'ont su prévaloir sur le fond de ma nature cycliste. C'est assez dire que mon expérience de l'automobile n'est pas d'une grande utilité pour l'avancement des sciences mécaniques, mais j'estime qu'elle présente quelque intérêt sur le plan humain et je tiens beaucoup à me situer sur le plan humain. Personne encore n'a pu me dire quels sont les trois points qui déterminent ce plan, mais ce n'est pas gênant, au contraire, cela permet de le gauchir à la demande et de le faire passer où l'on veut.
Disons tout de suite que mon expérience ne doit rien à la fréquentation du salon de l'Automobile. D'abord, ce Grand Palais, pour l'usage qu'on en fait, porte un nom ridicule; peut-être aurais-je admis qu'on appelât cette bâtisse Halle ou même Hall, mais c'est tout ce que ça vaut et je ne vois d'autre palais, chez nous, que l'habitation princière en souffrance. Je n'aime pas que les mots dérogent et galvaudent leur magie. Pour ce qui est des salons, quels qu'ils soient, sans les mépriser, je ne les fréquente guère mais je sais bien que dans le monde où j'ai été élevé on n'installait pas des tourniquets à l'entrée des salons. Quand m'arrive aux oreilles le bruit des tourniquets à l'entrée d'un édifice, je passe au large. Et puis, ce grand rassemblement de véhicules progressistes, ce fiévreux concours d'innovations mécaniques, c'est trop; le plafond de ma curiosité est crevé. Je préfère surprendre la nouveauté dans le déroulement du quotidien, voir par exemple, au coin de la rue Mouffetard, surgir pour la première fois la berline Léon Bollée à siège éjecteur ou me dire en flânant sur le boulevard : «Tiens! le petit père de Dion vient de sortir son nouveau landeaulet en nylon jaspé. » Pour en finir, je dois avouer que la voiture neuve m'est défendue. Le destin ne veut pas me confier de voiture neuve et, sous prétexte de mes idées réactionnaires, il a toujours cru bien faire en m'orientant vers la voiture d'occasion, ce qui expliquera le côté occasionnel, sinon accidentel, de ma connaissance de l'automobile.
Toutes mes voitures, je ne crains pas de le dire, ont fini de la même façon, par un nuage de fumée s'échappant du capot et l'éclatement de la culasse. En toute bonne foi, j'incriminais la vétusté de la machine alors qu'il ne s'agissait, paraît-il, que d'un manque d'eau. Telle était en tout cas l'explication des garagistes, mais encore faudrait-il expliquer ce manque d'eau, faire le départ entre la soif outrancière de mes radiateurs et ma négligence à les satisfaire, établir les motifs de cette incurie et, d'explication en explication, on s'aperçoit bien, comme il est dit plus haut, que c'est une question de destin. Comme il arrive souvent, le destin, pour plus de sûreté, m'avait honoré de sa marque et j'ai l'impression qu'elle se voyait de loin; toujours est-il qu'elle se trouvait rapidement identifiée par le garagiste auprès de qui je sollicitais un conseil pour l'achat d'une voiture d'occasion. Mon erreur fut toujours de m'adresser à des gens dont le métier était précisément de vendre des voitures d'occasion, alors que mon métier à moi n'était pas d'acheter ces sortes de voitures. Vous voyez le déséquilibre des forces et vous comprenez mieux pourquoi je sortais du garage au volant du plus abject véhicule, persuadé que le moteur venait d'être refait, comme ils disent, et que la voiture provenait d'un client qui, lui, s'en défaisait la mort dans l'âme, pour des raisons de famille extrêmement embrouillées mais enrobées d'un épais parfum de bonne foi.
Naturellement je suivais les petites annonces, je subissais le charme de ces appels, haletants et codifiés et je me figurais déchiffrer les messages de flibustiers amis me signalant leurs trouvailles et je me flattais d'être initié aux conventions de leur langage. Ainsi je savais que bon état mec. signifie que le moteur fera volontiers un petit effort pour vous conduire jusqu'à la première bosse de la chaussée qui ouvrira d'un seul coup vos quatre portières, accident bénin si quelques oisifs dans la force de l'âge se trouvent là pour vous aider à remettre la carrosserie sur le châssis. Pour ce qui est de la voit. impec., c'est déjà plus subtil. La voit. impec. ressemble au sépulcre blanchi. Tout a été repeint, rechromé, elle irradie, elle fait mal aux yeux, c'est le char d'Apollon. Tous les accessoires fonctionnent : la pendule de bord, le clignotant, l'antivol et le briquet électrique, mais le moteur est rongé par un mal secret et le pont arrière est en pâté de foie. Le pâté de foie n'est pas rien qu'une charmante image du jargon garagiste; il s'est élevé peu à peu à la réalité d'une matière première de l'industrie automobile et c'est inouï ce qu'il peut entrer de pâté de foie dans une voiture d'occasion du type impec. Le véritable garagiste, celui qui a connu le gazoil au biberon, a une manière de dire : « Des pignons en pâté de foie », en se remontant les braies du dos de la main, ce qui est un des sommets de la mimique artisanale. Dans cette industrie où rien ne l'appelait a priori, le pâté de foie jouit d'une faveur constante et sa prolifération est un des phénomènes troublants du monde moderne. Car il y a aussi les billes en pâté de foie, les engrenages en pâté de foie, les bielles en pâté de foie, etc. Curieux de la raison des choses, principalement quand les choses me tombent dessus avec insistance, j'en suis arrivé à deux hypothèses : ou bien il s'agit d'une désintégration de l'acier et de sa transmutation électronique par fixation d'une molécule d'occasion génératrice de la dégénérescence pâteuse, ou bien il existe quelque part un gisement de pâté de foie extrêmement riche et interdit au public, où se taillent, se tournent et se fraisent les pièces vitales de la voit. impec.


Le vélo in Enfantillages, Le Dilettante, Paris, 2009

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